XV
LA BOUCLE EST BOUCLÉE

Le capitaine de vaisseau Valentine Keen jeta un dernier regard sur toute la longueur de son nouveau commandement, avant de se diriger vers l’arrière où se trouvaient un groupe d’officiers et des gens de l’Amirauté qui attendaient à l’abri de la poupe en compagnie de leurs épouses.

Le Prince Noir, puissant vaisseau de second rang et de quatre-vingt-dix canons, venait d’être achevé à l’arsenal royal de Chatham, avec plusieurs mois d’avance sur la date prévue.

Au cours des dernières semaines et dès que son commandement lui avait été confirmé, Keen avait passé le plus clair de son temps à bord. En ce matin de novembre, par ce froid cinglant, il ressentait plus fortement le poids de ces longues journées exigeantes. Le courant d’air glacé qui s’engouffrait dans la Medway vous laissait le corps et les membres transis comme si vous étiez tout nu. A présent que les dernières formalités étaient terminées, le gros trois-ponts était tout à lui.

Un vieux soixante-quatorze semblable à l’Hypérion était accosté non loin de là. On avait du mal à croire qu’il eût été aussi minuscule quand on le voyait à côté du Prince Noir. Il se demandait si son nouveau vaisseau réussirait à lui faire oublier les qualités de l’ancien et tous les souvenirs qui lui étaient attachés. Il se rappelait que c’était ici, dans ce même bassin de l’arsenal, que l’on avait posé la quille du Victory, le vaisseau de Nelson. Quarante-sept ans plus tôt. Dans quarante-sept ans, que serait devenue la marine royale ?

Après avoir salué le major général, il alla retrouver l’homme qu’il admirait et respectait plus que tout.

— Le bâtiment est paré, sir Richard.

Il attendit la réponse. Dans son dos, le silence s’était fait. L’équipage était rassemblé pour assister à la cérémonie de prise d’armement. Un peu plus loin, massés sur les murs ou au bord des cales, les ouvriers du chantier admiraient le spectacle. Ils étaient fiers à juste titre de leur dernière réalisation et, avec cette guerre dont personne ne savait quand elle finirait, une nouvelle quille n’allait pas tarder à prendre la place du Prince Noir dès qu’on l’aurait transféré dans la Medway pour lui faire prendre la mer.

L’état d’esprit de l’équipage était tout différent. Certains des hommes venaient de bâtiments en réparation, on ne leur avait pas même laissé la possibilité d’aller voir leurs familles ni ceux qui leur étaient chers. Les détachements de presse avaient ratissé la lie des quais et de quelques ports alentour. Il allait devoir faire de ce ramassis un équipage, à force d’exemple ou de méthodes plus brutales. Mais, lorsque ce serait fait, ils se battraient avec l’acharnement et l’engagement de vieux loups de mer.

Les tribunaux leur avaient fourni une belle quantité de voleurs à la tire et autres petits malfrats, plus un ou deux durs à cuire qui avaient choisi de servir le roi plutôt que de se balancer au bout d’une corde.

Bolitho lui parut soucieux et fatigué. Son dernier combat, à bord du Truculent, avait dû le vider de ses forces. Il l’imaginait sans peine, oubliant ses prérogatives d’amiral pour remplacer Poland au pied levé lorsqu’il était tombé. Keen avait servi sous les ordres de Bolitho depuis toujours à bord de quelques frégates, aspirant d’abord puis lieutenant de vaisseau. Ils avaient participé ensemble à tant de batailles qu’il se demandait comment ils étaient encore vivants.

Bolitho se tourna vers lui, tout sourire :

— Cela fait plaisir de vous retrouver, commandant, quel grand jour !

Il se montrait chaleureux, sans doute parce qu’il s’amusait des formes qu’ils devaient garder devant des visiteurs de marque.

Keen s’approcha de la lisse de dunette pour contempler le spectacle qui s’offrait à ses yeux. Il était encore subjugué devant ce qu’avaient réussi à obtenir ses officiers et officiers mariniers, qui s’étaient arrangés pour que tout soit prêt dans les temps. A certains moments, Keen avait cru qu’ils n’y arriveraient jamais. Il y avait des travaux en cours un peu partout, charpentiers et calfats monopolisaient la coque, sans compter les peintres et les voiliers. Il fallait s’occuper des aspirants fraîchement embarqués, ce dont se chargeait Cazalet, son second. Keen le connaissait très mal, mais, en tant que second, c’était un homme hors pair. Il arrivait d’un autre bâtiment de ligne, débordait d’énergie et trouvait toujours une solution lorsqu’on lui soumettait un problème. Keen l’avait regardé faire jour après jour. Il se démenait au milieu d’un amas de cordages, d’ancres, de rechanges que l’on embarquait sans cesse. Keen leva les yeux : les vergues étaient brassées carré, les voiles impeccablement ferlées, le fouillis de cordages s’était transformé en un assemblage harmonieux de manœuvres, le gréement dormant, fraîchement goudronné, luisait comme du verre. Les fusiliers en tunique rouge se tenaient parfaitement alignés sur le gaillard d’avant et sur la dunette.

Les officiers, pantalon blanc et veste bleue, étaient rangés par ordre d’ancienneté. Derrière eux, les aspirants et les officiers mariniers. Quelques-uns de ces jeunes messieurs voyaient sans doute déjà dans leur embarquement le premier pas d’une échelle qui les conduirait à ce grade d’enseigne si envié. D’autres, si petits qu’on se demandait pourquoi ils n’étaient pas restés dans les jupons de leurs mères, regardaient de tout leurs yeux les mâts immenses, les rangées de douze-livres du pont supérieur. Il allait leur falloir s’enfoncer dans le crâne le nom de chaque manœuvre, un bonne dizaine de milles qu’ils apprendraient ensuite à identifier au toucher afin d’être capables de les reconnaître sans hésiter au milieu de la tempête ou par nuit noire.

Il y avait enfin les marins. De vieux marins expérimentés et des novices, des hommes amenés à bord par la presse et des vagabonds ramassés au hasard. Tous avaient les yeux rivés sur lui. Ils savaient que lui seul ferait de leur vie ce qu’il entendait en faire et que ses propres talents de commandant décideraient de leur vie ou de leur mort.

Il commença à lire d’une voix calme et assurée le parchemin frappé du sceau de l’Amirauté, écrit à la plume. Il avait l’impression d’entendre quelqu’un d’autre.

«… et après en avoir pris connaissance, vous rejoindrez votre bord aux fins d’en prendre le commandement conformément à… » Il entendit une femme toussoter dans son dos et se souvint d’en avoir surpris quelques-unes à regarder Bolitho monter à bord, l’air curieux. Elles espéraient, voir Catherine et y trouver motif à papoter. Mais il leur avait fallu déchanter : Catherine était restée à terre et Keen n’avait même pas eu le temps de s’en entretenir avec Bolitho.

«… tous les officiers et marins embarqués à votre bord vous devront obéissance et dévouement pour vous assister dans votre tâche, dès lors qu’il aura plu à Sa Majesté britannique, le roi George, d’accepter et prendre ledit Prince Noir pour son service… » Il leva le sourcil au-dessus de son parchemin et aperçut son maître d’hôtel, Tojohns, à côté de la forte silhouette d’Allday. La vue de ces deux visages si familiers le réconforta et lui donna le sentiment d’appartenir à ce monde surpeuplé où il est si rare de ne pas côtoyer que des étrangers.

«… subséquemment, ni vous ni aucun de ceux qui sont ainsi placés sous ses ordres ne contreviendra à ce qu’il me plaît de vous ordonner, sauf au péril de la vie et sauf à encourir ce que prescrit le Code de justice maritime… Dieu protège le ROl ! »

Voilà, c’était terminé. Keen replaça sa coiffure et remit le document dans sa vareuse. Cazalet s’avança fièrement devant le groupe d’officiers et cria d’une voix forte :

— Trois hourras pour Sa Majesté, les gars.

Le résultat aurait pu être plus convaincant, mais Keen, jetant un coup d’œil, put constater que le major général avait l’air fort réjoui et que tous ceux qui avaient contribué à préparer cette journée ou qui s’apprêtaient à la fêter dignement échangeaient de chaleureuses poignées de mains.

— Faites rompre l’équipage, monsieur Cazalet, lui ordonna Keen, et venez me rejoindre dans mes appartements.

Il crut le voir lever le sourcil. C’était maintenant l’heure de recevoir dignement leurs invités et, à voir la tête de certains, il allait être difficile de s’en débarrasser. Il rappela son second :

— Dites au major Bourchier de faire doubler la garde !

Il avait eu du mal à retrouver le nom du major. Mais, dans quelques semaines, il les connaîtrait mieux qu’ils ne se connaissaient entre eux.

Jenour s’approcha et, après l’avoir salué :

— Pardonnez-moi, commandant, mais l’amiral va bientôt quitter le bord.

— Ah bon, j’espérais qu’il…

Il aperçut Bolitho qui se tenait un peu à l’écart des autres, alors que les invités se dirigeaient vers barrière en passant de chaque bord de la grande roue double. Une roue qui n’avait pas encore connu la fureur du vent et la résistance du safran.

— Saluez-les de ma part, Val, mais je dois m’en aller. Lady Catherine… Il détourna les yeux au passage de quelques-uns des visiteurs – l’une des femmes lui jeta un regard insistant, sans fausse pudeur.

— Elle n’a pas voulu monter à bord, reprit-il. Elle a jugé que c’était mieux ainsi. Mieux pour moi. Plus tard, peut-être…

Keen avait entendu parler du duel et de la mort de Browne.

— C’est une femme merveilleuse, sir Richard.

— Je ne vous remercierai jamais assez de lui avoir tenu compagnie pendant ma dernière absence. Mon Dieu, le destin nous aide à reconnaître nos vrais amis !

Il s’approcha lentement de la dunette pour examiner les pièces, les branles impeccablement serrés dans les filets.

— Vous commandez un bien beau vaisseau, Val, une véritable forteresse flottante. Je ne voudrais pas d’autre capitaine de pavillon que vous, et vous le savez bien. Et gardez confiance, comme je l’ai fait alors que je n’avais pas une chance sur mille de retrouver Catherine. Zénoria a besoin d’un peu de temps. Mais je suis sûr qu’elle vous aime – et lui donnant une grande tape sur le bras : Alors, pas de mélancolie, hein ?

Keen tourna la tête vers l’arrière, on entendait des rires et des éclats de voix.

— Je vous raccompagne à la coupée, Sir Richard.

Ils descendirent ensemble sur le pont, Keen nota que l’on avait déjà renforcé les effectifs de garde. Les fusiliers étaient bien visibles, baïonnettes fixées aux mousquets, baudriers immaculés et briqués à fond. Le major avait fait vite. Il y avait tous ceux qui tenteraient de déserter avant que le bâtiment eût pris la mer, il fallait imposer d’entrée de jeu l’ordre et la discipline. Keen était un commandant bienveillant et compréhensif, mais il n’avait pas encore réuni tout le monde dont il avait besoin, huit cents officiers, fusiliers et marins. La vue de factionnaires en armes ferait réfléchir à deux fois les candidats.

— Sur le bord !

Le canot tout neuf de l’amiral dansait gentiment dans le petit clapot du bassin. Allday se tenait dans la chambre, l’armement portait chemises à carreaux et chapeaux en toile cirée.

Bolitho ne savait trop que dire. Un vaisseau tout neuf, sans histoire, sans souvenirs. Un nouveau départ alors ? Mais cette idée était-elle de saison ?

— Vous recevrez vos ordres dans la semaine, dit-il enfin. Utilisez le temps qu’il vous reste à entraîner vos hommes pour en faire un équipage dont nous pourrons être fiers.

Keen lui fit un sourire. Il regrettait pourtant de le voir repartir si vite.

— J’ai eu le meilleur des professeurs, amiral !

Bolitho se retourna, trébucha. Keen le saisit par le bras, un fusilier, surpris, laissa retomber son mousquet sur le pont. L’officier qui commandait la garde réprimanda sèchement le maladroit, ce qui donna à Bolitho quelques secondes pour reprendre ses esprits.

— Est-ce votre œil, sir Richard ? lui demanda Keen.

L’air abattu de Bolitho le désolait.

— Je n’en ai pas encore parlé à Catherine. Ils ne peuvent rien faire pour moi, apparemment.

Keen se tenait devant la garde et les boscos qui, le sifflet à la bouche, s’apprêtaient à rendre les honneurs.

— Je parie qu’elle sait tout.

Il essayait désespérément de trouver des paroles de réconfort, il en oubliait même ses propres soucis.

— Dans ce cas…

Mais il se ravisa, salua l’arrière puis s’engagea dans l’échelle. Allday l’attendait pour lui faire franchir les derniers échelons.

Keen resta là jusqu’à ce que le canot eût disparu derrière un transport à l’ancre. Il avait commandé plusieurs bâtiments au cours de sa carrière et celui qu’il venait d’obtenir aurait dû être sa plus belle récompense. Des commandants plus anciens que lui se seraient fait couper la tête pour l’avoir. Un vaisseau tout neuf, qui allait bientôt arborer une marque de vice-amiral, voilà qui autorisait tous les espoirs. Alors, pourquoi se sentait-il si malheureux ? Subissait-il les séquelles de l’Hypérion ? Ou bien, avait-il frôlé la mort de trop près et trop souvent ?

Il se renfrogna en entendant les éclats de rires qui sortaient de ses appartements. Ces gens-là ne comprenaient rien à tous ceux qui allaient armer ce vaisseau, et ils ne s’en souciaient pas davantage.

Un enseigne de vaisseau arrivait. Il le salua et annonça :

— Je vous prie de m’excuser, commandant, il y a une allège qui quitte le quai.

— Est-ce bien vous qui êtes officier ce quart, monsieur Flemyng ?

Le jeune officier essayait de se faire tout petit, Keen reprit plus sèchement encore :

— Alors, faites votre travail, sans quoi je me verrais contraint de trouver quelqu’un d’autre !

Il n’était pas parti qu’il regrettait déjà sa conduite à son égard.

— J’ai été trop loin, monsieur Flemyng. Le commandant a un certain nombre de privilèges, ce qui ne l’autorise pas pour autant à en abuser.

Et comme le jeune homme le regardait, tout ébahi :

— Posez toutes les questions que vous voudrez, ou nous serions dans de beaux draps, lorsque les choses deviendront sérieuses. Allez chercher le bosco et l’équipe de corvée pour embarquer ces vivres.

L’officier partit en courant presque. Keen eut un sourire triste. Ce qu’il avait dit à Bolitho n’était que trop vrai : J’ai eu le meilleur des professeurs.

Cette pensée le réconforta un peu. A l’autre bout du pont, il apercevait la silhouette massive d’un homme en armure, la figure de proue. Il leva les yeux, la flamme flottait doucement à la tête du grand-mât, des mouettes criaillaient en guettant les déchets de la cambuse. Il dit tout haut : mon bâtiment. Puis encore : Zénoria.

C’était comme s’il libérait un oiseau de sa cage. Allait-elle l’appeler à son tour ?

 

La voiture légère atteignit le haut d’une côte en projetant jusqu’aux vitres des gerbes de boue, puis s’immobilisa. Les deux chevaux soufflaient des jets de vapeur.

Yovell poussa un grognement et lâcha la poignée de corde.

— Ces routes sont vraiment infernales, madame, fit-il en pestant.

Elle ouvrit pourtant la fenêtre et se pencha dehors sans se soucier du crachin qui les avait accompagnés presque sans intermittence depuis le départ de Chatham.

— Où sommes-nous donc, Jeune Mathieu ?

L’intéressé se pencha de son siège et lui fit un large sourire. Il était rouge comme une pomme.

— La maison est par là-bas, m’dame, fit-il en lui montrant la direction du bout de son fouet. Y’en a pas d’autres dans les environs. Il gonfla les joues et souffla un jet d’air humide qui s’étala comme un nuage de vapeur : Un endroit assez désert, si vous voulez mon avis.

— Vous connaissez les lieux, Jeune Mathieu ?

Nouveau sourire plein de contentement. Les souvenirs qui remontaient lui brouillaient la vue.

— Oui, milady, je suis venu dans le coin voilà bien quatorze ans. J’étais tout jeune alors, j’travaillais pour mon grand-père qu’était cocher de la famille Bolitho.

— C’était bien avant que j’entre au service de sir Richard, nota Yovell.

— Et qu’alliez-vous faire dans le Kent ?

— On avait envoyé le maître dans le pays pour y pourchasser les contrebandiers. J’étais venu avec lui, histoire de donner un petit coup de main. Puis il m’a renvoyé à Falmouth, pour cause que c’était trop dangereux, qu’il m’a dit comme ça.

Catherine rentra la tête dans la voiture.

— Bon, remettez en route.

Elle se renfonça dans la banquette. La voiture s’ébranla en tanguant dans les ornières boueuses. Encore un pan de la vie de Bolitho qu’elle ne connaîtrait jamais. Allday avait vaguement évoqué cet épisode. A cette époque, Bolitho se remettait difficilement de la fièvre qui avait manqué le tuer dans les mers du Sud. Il essayait désespérément d’obtenir un embarquement, n’importe lequel. Dans ces années-là, la guerre contre la France n’était encore qu’une menace, mais l’Angleterre avait laissé sa flotte partir en quenouille, on avait renvoyé les marins. Il ne restait plus guère de bâtiments et il avait fallu à Bolitho toute sa force de persuasion, des visites quotidiennes à l’Amirauté pour qu’on lui accordât enfin une affectation dans la flotte du Nord. Il était chargé de s’occuper du recrutement, mais aussi de pourchasser les contrebandiers et de mettre fin à leur honteux trafic. Car les activités de ces gens-là n’avaient rien à voir avec l’aura romanesque qui les entourait.

Puis le couperet était tombé sur le cou du roi de France et tout avait soudain changé. Allday lui avait raconté la chose à sa manière, simple et rude.

— C’est com’ça qu’ils nous ont donné le vieil Hypérion. Il peux dire qu’ça a fait un rude choc au commandant, car, à cette époque, il était capitaine de frégate jusqu’au bout des ongles. Et pourtant, milady, cette vieille baille a changé notre vie. Il a fait votre connaissance, j’ai découvert de mon côté que j’avais un fils.

Il avait détourné les yeux en hochant la tête.

— Ouais, on peut dire qu’à nous deux on a connu bien du sang et des larmes.

Elle l’avait pressé de lui en dire plus.

— C’est pour ça qu’il s’est battu comme il a fait à bord du Truculent. Le commandant Poland aurait jamais pu en faire autant même s’il avait vécu cent ans – puis, secouant la tête comme un vieux chien, il avait conclu : M’est avis qu’on reverra jamais un navire comme ce vieil Hypérion. De not’vivant en tout cas.

Elle contemplait la Medway qui coulait dans le lointain. Ils ne l’avaient guère perdue de vue tout le long du chemin depuis Chatham. Elle serpentait et taillait ses méandres, ruban d’eau pâle, parfois argentée, parfois couleur de plomb fondu selon les caprices du ciel et du temps. Catherine s’était prise à frissonner en apercevant parfois les pontons mouillés au milieu du lit. Ces prisons flottantes, démâtées et délabrées, avaient quelque chose d’effrayant.

Elles étaient bondées de prisonniers de guerre. Elles évoquaient en elle le souvenir sinistre de la prison des Waites, la déchéance, la vermine. Plutôt mourir.

Bolitho était sans doute à bord de son vaisseau amiral. Ensuite, ils allaient se retrouver – mais pour combien de temps ? Elle se jura de faire de chaque instant un petit miracle.

Elle oublia quelques moments la raison pour laquelle elle avait entrepris ce voyage et le fait que l’épouse du contre-amiral Herrick ne lui permettrait peut-être même pas d’entrer chez elle. Elle se souvenait de la petite chapelle dans South Audley Street, puis du cimetière de Saint-George qui se trouvait tout à côté. Ces deux endroits étaient à deux pas de l’hôtel Somervell.

Personne ne lui avait adressé la parole à l’exception du vicaire et elle avait assisté à la cérémonie comme une étrangère. Pendant le service à la chapelle, il y avait dans l’assistance quelques visages anonymes, mais, au cimetière, elle s’était retrouvée seule avec son cher Richard. Quelques voitures stationnaient pourtant, mais leurs occupants ne s’étaient pas montrés, contents sans doute de regarder et de juger. Elle avait aperçu en repartant une silhouette juchée sur un mur et qui s’enfuit. Le majordome du vicomte sans doute qui, pour quelque obscure raison, était resté au service de son maître.

Mathieu commença de serrer le frein et la voiture ralentit pour quitter la route avant de s’engager dans une allée fort bien tenue.

Catherine sentait son cœur battre contre ses côtes. Sa nervosité la surprenait. Elle était venue sans y être invitée et n’avait même pas annoncé son arrivée. Envoyer un billet lui aurait sans doute valu un refus. Mais elle savait que, pour Bolitho, il était important qu’elle connût la femme de ce vieil ami. Elle savait qu’Herrick ne changerait jamais d’avis à son égard et cela la peinait, mais elle avait réussi à cacher sa tristesse à l’être qu’elle chérissait plus que sa propre vie.

Yovell grommelait : il avait visiblement souffert des cahots.

— Une demeure bien considérable, fit-il, voilà un grand pas de franchi.

Catherine ne savait pas ce qu’il voulait dire par là, mais supposa qu’il faisait allusion à l’ascension de Herrick, issu d’un milieu modeste pour ne pas dire pauvre, et auquel son mariage avec sa chère Dulcie avait apporté une aisance que la marine ne lui aurait jamais donnée. Cette pensée la remplissait d’amertume. Tandis que Yovell l’aidait à descendre, elle songeait que Bolitho avait offert à son ami bien plus que de simples encouragements. Cela aurait dû pousser Herrick à lui rendre ce qu’il lui devait, à un moment où il en avait tant besoin. Et au lieu de cela… Elle hocha pensivement la tête et dit à Yovell :

— Restez ici avec le Jeune Mathieu, je vous prie, Daniel – et se mordant la lèvre : Je ne pense pas en avoir pour très longtemps.

Mathieu effleura le rebord de son chapeau.

— Je vais mener les chevaux dans la cour pour les faire boire.

Et il échangea un coup d’œil furtif avec Yovell tandis qu’elle montait les marches. Elle actionna un gros heurtoir de bronze en forme de dauphin, la porte s’ouvrit sur-le-champ et elle disparut à l’intérieur.

Lorsque la voiture eut avancé dans la cour devant les écuries, Yovell, qui s’était hissé sur le siège près du cocher, poussa un grognement inquiet : deux palefreniers étaient occupés à laver une autre voiture.

— C’est celle de Lady Bolitho, fit Mathieu en l’examinant d’un œil professionnel. Pas moyen de s’y tromper !

— C’est trop tard à présent, compléta Yovell. Vaut mieux que j’aille y voir, sir Richard ne me le pardonnerait jamais.

— Laissez donc, répondit le Jeune Mathieu. On peut pas courir deux lièvres à la fois – puis avec son bon gros sourire : Je parie sur Lady Catherine !

— Espèce de brigand, répondit Yovell.

Mais il s’avança tout de même.

 

Après les heures qu’ils venaient de passer dans le grincement des roues et du cuir, avec le bruit des gouttes de pluie sur les vitres, la maison paraissait étrangement calme. Un vrai tombeau. Catherine baissa les yeux sur la jeune servante qui lui avait ouvert.

— Votre maîtresse est-elle chez elle ?

La fille balbutia :

— Oui madame. Elle est au lit.

Elle jeta un coup d’œil inquiet dans la direction d’une porte à double battant :

— Mais on l’a descendue, il y a de la visite.

Catherine lui sourit : la fille était trop innocente pour mentir.

— Voudriez-vous m’annoncer. Catherine Somervell… Lady Somervell.

Elle s’avança dans l’antichambre et s’approcha d’une fenêtre. En dépit de la pluie, deux hommes travaillaient au jardin.

La pluie redoubla et les ouvriers vinrent s’abriter sous les fenêtres en attendant que les choses se calment un peu. Elle mit un certain temps à se rendre compte qu’ils parlaient espagnol.

Elle entendit un bruit de portes dans le hall et, lorsqu’elle se retourna, elle aperçut Belinda dont la silhouette se découpait sur les fenêtres, de l’autre côté de la pièce.

Elle ne l’avait jamais vue et pourtant, elle sut tout de suite que c’était elle. Elle ressemblait au poitrail que Catherine avait remis à sa place, à Falmouth. Les cheveux, la forme du visage, mais guère plus.

— Je ne savais pas que vous étiez ici, sans quoi…

— Sans quoi, répondit sèchement Belinda, vous seriez restée là où vous devriez être ! Je ne m’explique pas que vous ayez eu l’audace insensée de venir.

Ce disant, elle examinait minutieusement Catherine de la tête aux pieds et elle s’arrêta longuement sur la robe de deuil.

— Votre impudence m’étonne énormément.

Catherine entendit quelqu’un qui appelait d’une voix faible.

— Sincèrement, votre réaction, dégoût ou autre, ne me fait ni chaud ni froid – elle sentait la colère monter : Vous n’êtes pas chez vous et je verrai celle que je suis venue voir, si elle veut bien me recevoir !

Belinda la regardait fixement, comme si elle avait reçu un coup.

— Comment osez-vous me parler sur ce ton…

— Oser ? Vous me parlez d’oser après ce que vous avez manigancé avec mon mari pour me nuire ? Je porte cette robe de deuil en signe de respect, mais pour l’ami de Richard qui est mort, pas pour mon damné mari !

Elle s’avança vers la porte.

— Je note que vous n’avez pas de mal à vous habiller à la mode, et de la plus belle façon !

Belinda reculait sans la quitter des yeux.

— Je n’accepterai jamais…

— De l’abandonner ? Est-ce bien ce que vous alliez dire ? Elle la regardait froidement – Ce n’est pas un bien qui vous appartienne. Et je suppose que cela n’a jamais été le cas.

On entendait appeler. Catherine passa près d’elle sans rien ajouter. Belinda était exactement comme elle l’avait imaginé, ce qui l’énervait et l’attristait à la fois. Une femme comme elle avec… Elle s’arrêta près d’un grand lit où était allongée une femme au milieu de coussins et d’oreillers. La femme de Herrick l’examina attentivement, tout comme avait fait Belinda, mais sans hostilité particulière.

— Je reviens, lui dit Belinda, ma chère Dulcie. J’ai besoin de prendre l’air.

Catherine entendit les portes se refermer.

— Je vous prie de m’excuser pour cette intrusion.

Mais la chose n’avait plus guère d’importance. Elle avait froid en dépit de la flambée que l’on avait allumée dans la pièce.

Dulcie posa la main sur le bord de son lit et lui dit :

— Asseyez-vous ici, que je vous voie mieux. Malheureusement, mon cher Thomas a appareillé avec son escadre. Il me manque tellement – elle avança la main vers Catherine et, après une brève hésitation, se saisit de la sienne. Elle était chaude et toute sèche. Elle murmura : Oui, vous êtes très belle, lady Somervell… Je comprends pourquoi il vous aime.

Catherine lui serra la main.

— Vous êtes gentille de me le dire. S’il vous plaît, appelez-moi Catherine.

— J’ai appris avec tristesse la mort de votre mari. Pleut-il toujours ?

Catherine se sentit prise d’un sentiment de frayeur, chose qui ne lui était guère familière. Dulcie lui serrait toujours la main, elle divaguait. Elle lui demanda doucement :

— Avez-vous vu un médecin ?

— Tout cela est si triste, reprit Dulcie, comme ailleurs. Nous n’avons pas pu avoir d’enfant, vous le savez.

— Ni moi non plus, répondit-elle doucement – elle essaya de la ramener au sujet : Depuis combien de temps êtes-vous souffrante ?

Pour la première fois, Dulcie lui sourit. Elle en devenait incroyablement frêle.

— Vous êtes comme Thomas. Toujours à fureter, à poser des questions. Il pense que je me donne trop de peine, il ne comprend pas combien mon existence est vide lorsqu’il est en mer. Je ne sais pas rester sans rien faire, vous savez.

Catherine se sentait terriblement seule avec son secret.

— Ces hommes qui travaillent au jardin. Qui sont-ils ?

Pendant un moment, elle crut que Dulcie n’avait pas entendu car elle murmura :

— Belinda est si bonne. Ils ont une petite fille.

Catherine détourna les yeux : ils ont.

— Ces hommes parlaient espagnol.

Elle n’avait pas entendu la porte s’ouvrir et la voix de Belinda tomba comme un couperet :

— Naturellement, vous avez été mariée à un Espagnol dans le temps, n’est-ce pas ? Vous avez eu tant de maris !

Catherine fit mine de ne pas entendre et se tourna vers le lit en entendant Dulcie qui répondait d’une voix faible :

— Ce sont des prisonniers, mais on leur a permis de travailler ici sur parole. Ce sont de très bons jardiniers – elle ferma les yeux : Je suis si fatiguée.

Catherine lui lâcha la main et se leva.

— Je vais prendre congé.

Puis elle s’éloigna du lit sous le regard plein de haine et d’amertume de Belinda.

— Je serai heureuse de vous revoir, chère Dulcie.

Mais elle détourna les yeux, incapable de mentir plus longtemps.

Lorsqu’elles eurent quitté la pièce, elle se tourna vers Belinda :

— Elle est gravement malade.

— Et cela vous inquiète, n’est-ce pas ? Vous étiez venue dans l’espoir de la mettre de votre côté, pour prouver que vous étiez la seule à vous occuper d’elle !

— Ne soyez pas stupide. A-t-elle vu un médecin ?

Belinda répondit d’un grand sourire, un peu arrogant peut-être.

— Naturellement. Un bon praticien du voisinage, il connaît Dulcie et le contre-amiral Herrick depuis des années.

Catherine entendit le bruit de la voiture que l’on rapprochait du perron. Décidément, Yovell avait du jugement.

— Je dois partir. Je ferai venir un médecin compétent de Londres.

— Comment pouvez-vous parler ainsi ? répliqua Belinda, hors d’elle. Je sais bien ce que vous êtes, mais savez-vous le tort que vous causez à la carrière de mon mari, à sa réputation ?

Elle crachait chacun de ses mots, incapable de cacher son mépris.

— Il s’est déjà battu en duel à cause de vous, vous ne l’ignorez pas ? Un jour, il le paiera !

Catherine qui avait détourné les yeux ne vit pas l’éclair de triomphe qui brillait dans le regard de Belinda. Elle se souvenait des jardins d’agrément de Vauxhall, ce jour où Bolitho avait jeté un défi plein de dédain à cet officier de l’armée de terre, ivre, qui avait osé lui caresser le bras comme si elle était une trainée. Et seulement quelques jours plus tôt, lorsqu’il avait rembarré cet efféminé de colonel Collyear dans un cas analogue.

Pourtant, lorsqu’elle leva enfin les yeux, Belinda était toute pâle et avait perdu de sa superbe. Catherine reprit nonchalamment :

— Je sais que vous n’êtes pas vraiment fière de Richard. Vous n’êtes pas digne de porter son nom. Et permettez-moi de vous dire que, si nous étions toutes les deux de sexe masculin, je vous en aurais demandé raison. Votre ignorance est encore plus offensante que votre suffisance !

Elle gagna la porte.

— Dulcie a de la fièvre. J’ai entendu les jardiniers en parler entre eux avant que vous ne me trouviez – ses yeux brillaient, menaçants : Eh oui, avoir été mariée à un Espagnol offre quelques avantages !

— Vous essayez de m’effrayer, lui répondit Belinda.

Mais elle n’essayait plus de la défier.

— Il y a eu une épidémie à bord des pontons : on appelle cela la fièvre des prisons. Vous en avez sans doute entendu parler. Depuis combien de temps est-elle ainsi ?

Belinda serrait convulsivement sa robe, désemparée par le tour inattendu que prenaient les choses.

— Depuis quelques jours. C’était peu de temps après le départ de son mari – sa voix se brisa : Que faire ?

Catherine ne lui répondit pas sur-le-champ.

— Faites chercher Mr. Yovell, je vais lui confier un message. Et gardez votre sang-froid, tous les domestiques s’envoleront comme des moineaux s’ils apprennent de quoi il s’agit. Il vaudrait mieux qu’ils restent à l’écart de cette pièce.

— Est-ce si terrible ?

Catherine l’observa un moment : elle serait inutile ici.

— Je vais rester avec elle.

Puis elle se souvint de la question affolée de Belinda :

— Il s’agit du typhus – et voyant la terreur que suscitait sa réponse : Je crains qu’elle n’y survive pas.

La porte s’ouvrit et Yovell s’avança sur la pointe des pieds, alors qu’on n’était pas allé le chercher. Il écouta sans rien manifester Catherine lui expliquer la situation.

— Voilà qui est fâcheux, madame – et, l’air grave : Nous devrions demander l’aide d’une personne avisée.

Voyant qu’il s’inquiétait tant, elle posa la main sur son bras potelé.

— C’est trop tard. J’ai déjà été témoin de cas de ce genre. Si elle avait été soignée plus tôt…

Elle détourna les yeux pour regarder par la fenêtre. Un pâle rayon de soleil perçait.

— Même ainsi, je crois que son cas aurait été désespéré. Elle souffre, j’ai aperçu des rougeurs lorsque son châle s’est dénoué. Je dois rester avec elle, Daniel. Nul ne doit mourir seul.

Belinda revint en se tordant les mains :

— Je dois retourner à Londres. Ma fille est là-bas.

— Eh bien, faites, répondit Catherine – et comme Belinda se hâtait de descendre, elle laissa tomber : Vous voyez bien, Daniel. Je n’ai plus le choix à présent, même si je le désirais.

— Quels sont vos ordres, milady ? Un mot de vous et je le ferai.

Elle lui sourit, mais elle était absente, toute à ses souvenirs.

Lorsqu’elle était venue dans le lit de Bolitho, nue, alors qu’il se mourait des fièvres, pour apporter à ce corps torturé le réconfort de sa chaleur. Et lui ne se souvenait de rien.

— Allez à Chatham. Nous nous sommes promis de ne pas avoir de secret l’un pour l’autre, je dois donc l’informer.

Elle se remit à sourire et songea, toute triste : de même qu’il me dira ce qu’il en est de son œil.

— J’y vais, milady.

Puis, après avoir jeté un dernier regard aux portes closes, il s’en fut.

Belinda descendait lentement l’escalier et regardait fixement cette femme dans sa robe de deuil. Arrivée près de la porte, elle se retourna et lui jeta :

— Je voudrais vous voir morte.

Catherine la regardait, impassible.

— Même ainsi, il ne vous reviendrait pas.

Mais Belinda avait déjà disparu et elle entendit bientôt le fracas de sa voiture sur les pavés.

La servante qui lui avait ouvert était là. Elle regardait Catherine comme s’il émanait d’elle une force qui surgissait soudain au milieu d’eux.

Catherine lui fit un sourire.

— Allez chercher la gouvernante et le cuisinier – elle vit qu’elle hésitait, les premiers signes de la peur peut-être : Quel est votre nom, mon enfant ?

— Mary, milady.

— Très bien, Mary, nous allons nous occuper de votre maîtresse, lui faciliter la vie, comprenez-vous ?

La fille répondit d’un signe de tête et sourit de toutes ses dents.

— La soulager un peu, c’est cela ?

— C’est cela. Bon, allez les chercher pendant que je fais la liste de ce dont nous avons besoin.

De nouveau seule, Catherine plongea la tête dans ses mains et ferma les yeux de toutes ses forces pour contenir les larmes qui venaient et qui auraient pu la trahir. Il fallait qu’elle fût solide, comme elle avait su l’être par le passé, lorsque sa vie tournait au cauchemar. Elle avait connu la mort et le danger, mais l’idée de le perdre était une chose qu’elle ne pouvait supporter. Elle entendit Dulcie qui réclamait quelqu’un et crut entendre le nom de Herrick. Elle serra très fort les poings : que puis-je faire de plus ?

Elle entendait encore la voix de Belinda. Je voudrais vous voir morte.

Bizarrement, cette pensée lui donna le regain de force dont elle avait besoin. Et, lorsque les deux femmes qui menaient la maison de Dulcie arrivèrent, elle leur donna ses ordres calmement et sans hésitation.

— Il faut donner un bain à votre maîtresse. Je vais m’en occuper. Préparez une soupe bien nourrissante, j’aurai aussi besoin de cognac.

Le cuisinier se retira et la gouvernante dit tranquillement :

— N’ayez crainte, m’dame. Je vais rester avec vous jusqu’à ce que tout soit terminé. – elle baissa la tête, elle avait les cheveux gris : Not’dame a été bien bonne avec moi depuis la mort de mon homme. Elle releva les yeux : Il s’est fait soldat, m’dame. Et la fièvre me l’a enlevé, aux Indes.

— Vous aviez donc compris ?

La vieille femme haussa les épaules.

— Enfin, disons que j’avais deviné. Mais madame m’a répondu que j’étais folle – elle détourna le regard : Mais je vois bien qu’elle s’en va. Puis lui faisant un signe entendu : Votre homme doit bien se rendre compte, m’est avis. Les rats quittent le navire. Elle déboutonna ses manches : Bon, allons-y, n’est-ce pas ?

— Trouvez quelqu’un pour aller chercher le docteur. Savant ou pas, il doit bien savoir, lui.

La gouvernante examinait la robe de Catherine.

— Je dois bien avoir un vieux vêtement de travail que vous pourriez mettre. Après ça, on pourra le brûler.

Cette expression, après ça. Catherine y pensait encore lorsque la nuit, comme une veillée funèbre, ensevelit la demeure.

 

Il était fort tard lorsque le jeune Mathieu passa avec sa voiture le portail si familier. Le vent venu de la mer était glacial et annonçait la neige. Pendant qu’ils traversaient la ville en brinquebalant, Bolitho regardait par la fenêtre comme s’il s’attendait à y trouver des changements. Il avait toujours cette même impression chaque fois qu’il revenait à Falmouth, quelle qu’eût été la longueur de son absence.

Des lumières scintillaient encore devant les boutiques et dans quelques maisons. Lorsqu’ils commencèrent à grimper la colline qui menait à sa demeure, il aperçut des chaumières dont les fenêtres étaient éclairées par des chandelles décorées de papier découpé et de feuillages. Tout sentait l’approche de Noël. Catherine, emmitouflée dans son manteau et son capuchon de fourrure, observait la scène à côté de lui : elle n’aurait jamais cru revoir un jour cet endroit.

Bolitho était malade à l’idée de ce qu’il aurait pu lui arriver. Lorsque Yovell l’avait informé de la terrible maladie dont était frappée Dulcie, à l’auberge où ils étaient descendus près de l’arsenal, il était devenu hors de lui. Et en plus, la voiture avait perdu une roue pendant la nuit, ce qui avait allongé d’une journée le séjour solitaire de Catherine.

Sans attendre la voiture, Bolitho, accompagné de Jenour qui suivait tant bien que mal, était parti à cheval. Ils avaient galopé sans s’arrêter jusqu’à la demeure de Herrick. Dulcie était morte, Dieu soit loué, son cœur avait lâché. Cela lui avait épargné la déchéance de la phase finale. Catherine était allongée sur un lit, nue sous une couverture : la vieille gouvernante avait jeté au feu les vêtements qu’elle lui avait prêtés. Elle aurait pu facilement se faire contaminer, elle avait assisté Dulcie, jusqu’à la fin dans ses besoins les plus intimes. Elle avait assisté à ses crises de délire au cours desquelles elle criait des noms que Catherine ne connaissait pas.

Le médecin était finalement venu, un être falot totalement désemparé devant les symptômes qu’avait montrés Dulcie.

La voiture était arrivée plusieurs heures après Bolitho et Yovell lui avait alors appris que Lady Belinda était repartie depuis son propre départ de Chatham. Il se tourna vers Catherine et lui serra le bras un peu plus fort. Elle ne lui avait pas touché un seul mot du départ de Belinda qui l’avait laissée seule s’occuper de Dulcie. Toute personne dans sa situation l’aurait certainement fait, ne serait-ce que pour manifester son mépris et son dédain envers une rivale. Mais non, c’était comme si cela ne lui faisait rien. Seul lui importait le fait qu’ils fussent ensemble. Six jours passés sur des routes atroces, un voyage long et fatigant, mais ils étaient enfin arrivés.

Ferguson et sa femme, la gouvernante, les attendaient. On entrevoyait à la lueur des lampes d’autres visages familiers, les gens se précipitaient pour décharger leurs bagages et échangeaient des cris joyeux, tout heureux de les revoir.

Ferguson n’avait aucune idée de la date exacte de leur arrivée, mais il avait fait le nécessaire. De grandes flambées brûlaient dans toutes les pièces, y compris dans le grand hall dallé de pierre, et le contraste avec le froid qui régnait dehors rendait l’atmosphère encore plus chaleureuse. Lorsqu’ils furent enfin seuls dans leur chambre qui donnait sur la pointe et sur la mer, Catherine lui dit qu’elle prendrait bien un bain chaud. Elle se tourna vers lui, l’air grave :

— J’ai envie de me nettoyer de tout cela.

Puis elle l’attira doucement à elle pour l’embrasser. Elle n’ajouta qu’un seul mot avant de se retirer : chez nous.

Ozzard vint prendre l’uniforme de Bolitho et s’éclipsa en parlant tout seul. Elle appela à travers la porte et Bolitho devina qu’elle avait cette idée en tête depuis un bon moment.

— Quand le lui diras-tu ?

— A Thomas ?

Il s’approcha de la fenêtre basse et jeta un coup d’œil dehors. Le ciel était couvert, on ne voyait pas une étoile. Il aperçut une faible lueur loin en mer. Quelque petit bâtiment qui essayait de rentrer au port pour Noël. Il songeait à Herrick, lorsqu’il était venu lui annoncer la mort de Cheney. Il ne pourrait jamais l’oublier. Il finit par répondre lentement :

— L’amiral Godschale fera passer un message par le premier navire en partance pour porter des dépêches à l’escadre. Je vais y ajouter une lettre de ma main. De notre part à tous deux.

Au son de sa voix, il se dit qu’elle avait fait preuve d’un peu de malice. Il reprit :

— Tu es non seulement adorable, mais tu es aussi très courageuse. Je serais mort s’il t’était arrivé quoi que ce fût.

Elle revint, elle avait revêtu un peignoir. Ce bain chaud lui avait rougi les joues. Un bain, encore une chose à laquelle Ferguson avait pensé tout seul.

Il la serra et cacha son visage contre lui.

— Je vais devoir rallier le Prince Noir à bref délai, Kate. Dans quelques semaines, peut-être moins.

Elle posa la tête sur son épaule.

— Je le sais, je m’y suis préparée. N’y pense pas. Prends soin de toi, autant que tu peux. Fais-le pour moi. Pour nous.

Il contemplait le feu dans la cheminée, découragé.

— Il y a une chose que je ne t’ai pas dite, Kate. Nous avons été tellement bousculés après le duel… puis tout le reste… Et enfin, cette pauvre Dulcie.

Elle se recula un peu pour mieux voir son visage, ainsi qu’elle le faisait si souvent, comme pour lire dans ses pensées avant qu’il ouvrît la bouche.

— On dirait un petit garçon, Richard, un petit garçon qui cache un secret.

— Ils ne peuvent rien faire pour mon œil, répondit-il sans phrases.

Il poussa un grand soupir, soulagé de l’avoir enfin avoué, tant il craignait ses reproches.

— Je voulais t’en parler, mais…

Elle se détacha de lui et le prit par la main pour l’entraîner vers la fenêtre qu’elle ouvrit à deux battants sans se soucier de l’air glacé.

— Écoute, mon chéri, les cloches de l’église.

Ils restèrent là, enlacés, à écouter le joyeux carillon qui résonnait en écho dans les collines. C’était le clocher de Saint-Charles-Martyr, où le souvenir de tant de Bolitho était gravé dans la pierre.

— Embrasse-moi, mon amour, il est minuit. C’est le matin de Noël.

Elle ferma soigneusement la fenêtre et se tourna vers lui.

— Regarde-moi, Richard. Demande-toi : si c’était moi ? Me rejetterais-tu ? Crois-tu que cela fasse la moindre différence, que cela pourrait faire la moindre différence ? Je t’aime, je t’aime tellement que tu ne peux imaginer à quel point. Et il y a toujours de l’espoir, nous allons trouver autre chose. Les médecins ne sont pas Dieu.

On frappa à la porte et Ozzard entra avec un plateau sur lequel il avait disposé de jolis verres en cristal.

— Je crois qu’il est l’heure, milady ?

C’était du champagne, la bouteille que l’on avait mise à rafraîchir dans le ruisseau était couverte de givre.

Bolitho le remercia et ouvrit la bouteille.

— C’est à peu près la seule chose de quelque valeur qui vienne de France !

Elle rejeta la tête en arrière et éclata de rire, ce rire en cascade que Bolitho n’avait plus entendu depuis cette soirée dans le jardin d’agrément.

— Tu sais, lui dit Bolitho, je crois bien que c’est mon premier Noël à Falmouth depuis l’époque ou j’étais aspirant.

Elle défit le lit d’une main, sa coupe à moitié pleine dans l’autre. Elle laissa tomber par terre son peignoir et se tint là, debout devant lui. Ses yeux sombres brillaient d’orgueil et d’amour.

— Tu es mon homme. Je suis ta femme. Il faut fêter ça.

Bolitho se pencha, posa un baiser sur son sein. Elle haletait, ils oubliaient tout le reste. Tout est bien ainsi, songea-t-il, son nouveau bâtiment, Herrick, le conseil de guerre… la guerre elle-même, la guerre attendrait. Il laissa glisser une goutte de champagne sur sa gorge et l’embrassa.

Elle l’attira sur la couche.

— Crois-tu que je sois de marbre et que je puisse attendre encore longtemps ?

 

Ferguson et Allday traversèrent le jardin pour aller prendre un dernier verre avant le début des vraies festivités dans la maison. Allday leva les yeux vers une fenêtre derrière laquelle on devinait une bougie. Ferguson, qui était son ami depuis qu’ensemble ils s’étaient fait ramasser par la presse pour servir à bord de la Phalarope, l’entendit pousser un soupir. Il n’avait guère de peine à en deviner la cause : Ferguson connaissait sa Grâce depuis qu’ils étaient enfants, alors qu’Allday n’avait personne.

— Allez, lui dit-il, raconte-nous ce qu’il s’est passé, John. On a entendu quelques rumeurs, mais rien de plus.

— Je pensais à l’amiral Herrick. Ça nous rappelle de vieux souvenirs, pas vrai, Bryan ? La Phalarope, le commandant, nous, Mr. Herrick… On en a fait un bout de chemin ensemble. Et à présent, il a perdu sa femme. La boucle est bouclée, voilà ce que je veux dire.

Ferguson ouvrit la porte de sa petite maison et fit un tour rapide pour s’assurer que Grâce n’était pas là.

— Je vais aller chercher du grog dans le garde-manger.

Allday lui fit un triste sourire. Comme ces deux-là, tout en haut, dans leur chambre. Une femme de marin.

— C’est une idée qui me plaît bien, matelot.

Nous tous, on essaye de s’en sortir, on sait que ça se terminera un jour, mais, pour le moment, on fait de notre mieux.

Le rhum le faisait tousser.

— Dieu de Dieu, voilà un truc à vous gonfler les voiles !

Ferguson se mit à sourire.

— C’est un négociant de Port-Royal qui me l’a refilé.

Le visage d’Allday s’éclairait enfin. Il leva son verre.

— Bienvenue au pays, mon gars !

Allday plissa les yeux. Cela lui rappelait Bolitho : Et à tous ceux qui ne reviendront jamais chez eux ! Il se mit à rire, le chat qui somnolait au coin du feu ouvrit un œil, irrité d’être ainsi dérangé.

— Et même pour les officiers, tiens ! Enfin, certains officiers !

Comme Ferguson partait chercher une seconde bouteille, Allday ajouta lentement :

— Et à vous deux, que Dieu vous protège !

Lorsqu’il jeta un coup d’œil dehors, la lumière avait disparu derrière leur fenêtre. Il n’eut pas d’autre réponse que le grondement sourd de la mer. Attendre, toujours attendre.

 

Un seul vainqueur
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